Manuel du Guerrier de la Ville


« Manuel du Guerrier de la Ville »,
recueil de poèmes par Anne Nguyen



Break

Ma danse est une transgression du mouvement. Le béton m’aspire par les pieds. Les blocs de ciment qui m’entourent voudraient me modeler à leur image. La foule me submerge pour m’engloutir et me guider le long des rues.
Face à la marée des mouvements linéaires, je prends le contrôle de mon centre de gravité. Je plonge vers le bitume, sous la surface où les autres évoluent. Je trouve ma liberté dans l’espace réservé aux jambes et aux pieds. Je m’y plie pour me soustraire enfin aux lois qui régissent la surface.
Près du bitume, là où je vis, mon corps n’appartient plus qu’à moi. Mon énergie est concentrée dans un espace plus petit, et la puissance de mes mouvements est décuplée. Mon corps devient une boule compacte que je fais rebondir sur le béton. Je n’ai plus de haut ni de bas, plus de mains ni de pieds. Je ne peux plus tomber, la chute devient un mode de déplacement maîtrisé.
Je puise mon énergie sous la surface. Grâce à elle, je peux remonter sans être emportée par le courant.


Angles droits

Je suis née d’une boîte. La boîte est toujours là, à sa place avec les autres, encore entrouverte. Debout sur d’autres boîtes, je la regarde. Ne pouvant pas détruire, je choisis de décrire.
J’imite la ville et ses cubes pour mieux les posséder. J’habille mon corps dessiné en courbes de vêtements coupés droits. Je construis ma danse tout en angles, avec des arêtes pour mieux trancher. Je décris ma mémoire de la boîte et mon combat pour en sortir.
Selon toutes les lois de l’architecture, les freezes* les plus faciles à tenir sont taillés en angles droits. Je tourne mieux sur la tête avec les pieds fléchis. Mon corps est fait de poulies et de câbles qu’il me faut tirer et resserrer. En passe-passes*, je ne décris des cercles qu’en passant par des points circonscrits. Je change souvent de centre, pour ne pas m’enfermer. Je ne construis des boîtes que pour pouvoir en sortir.
Mon monde n’est pas seulement parallèle, il est aussi perpendiculaire.

*freeze (= “position gelée”) : pose acrobatique ou posture d’attitude, venant ponctuer un enchaînement de break.
*passe-passes : passages dansés au sol en break, consistant en des mouvements de jambes au sol en appui sur les mains, souvent complexes et intriqués.


Chair freeze *

C’est sur des chaises que sont commis les plus grands crimes.
Les bornes de connexion au système m’invitent à adhérer à la structure. En m’asseyant, j’introduis l’issue de mon système digestif dans un des sièges réceptacles qui attendent la fécondation. Je trône tel un organe prêt à servir à la reproduction de l’organisme qui le supporte.
En m’asseyant, je transfère mon centre de gravité de l’intérieur de mon corps vers le mobilier. Eduquée dans la soumission à l’équipement, j’ai rejeté les attitudes animales en faveur de la civilisation. J’associe les positions d’inconfort à l’élévation.
Pour échapper à l’aliénation, je me déploie hors de l’assise du pouvoir. Sur mon siège de métro, je refuse de croiser les jambes. Je m’avance vers l’avant et j’ancre mes pieds dans le sol, les jambes écartées, prête à bondir. J’annule la position assise en prônant son alternative par ma danse accroupie.
Je pose mes freezes en chaise pour montrer que je n’ai pas besoin d’objets entre moi et le sol pour trouver mon propre support.

*chair freeze = clash : freeze sur un bras plié, dos posé sur le coude (dans la même famille, elbow chair: freeze sur un coude, et air chair: freeze sur un bras tendu), avec les jambes écrasées vers le buste, ce qui donne une impression de position assise dans le vide.


Danse de rue

Je vis en hauteur. Je descends pour produire ou consommer. Je recherche les coins qui peuvent rassembler. Ma danse est une danse de salon entourée.


Sample *

Tandis que le confort permet la reproduction et l’accumulation, les conditions extrêmes incitent au changement. L’exclusion me pousse à imaginer d’autres manières d’utiliser l’univers conforme.
Face à la disparition de ma ligne d’horizon, je m’encre dans le bitume. J’ouvre des fenêtres dans les murs entre lesquels on voudrait me contenir. En réponse à la ségrégation, je publie ma cité sur les métros.
Je marque ma différence en détournant le prêt-à-porter. Je porte le moule ample pour le déformer.
J’attends la fermeture des magasins pour investir les centres commerciaux. Face aux vitrines, je travaille l’image que je projette sur le monde étiqueté.
J’utilise les disques à portée de main comme instruments. Je crée à partir d’échantillons* du patrimoine musical.
Je contre la désinformation en utilisant ma propre musique comme média.
Chacune de mes actions vise à privatiser l’espace public qui voudrait me rejeter. Face à l’adversité, mon évolution, faute d’être génétique, est culturelle.

*sample (= “échantillon”, “échantillonnage”) : technique musicale à la base des breakbeats et de la musique hip-hop, consistant à jouer en boucle des parties de morceaux préexistants.


Footwork *

Ici, le travail physique est considéré comme inférieur au travail mental.
En travaillant à changer ma manière de bouger, je prends conscience de mon pouvoir de changer ma manière de penser. J’analyse chaque posture pour lui trouver des variantes*. Je cherche des transitions entre les différentes positions d’équilibre de mon corps, en le projetant dans chaque direction possible et imaginable. J’isole chaque section de mouvement pour l’optimiser, la répéter, l’inverser, la transposer, l’accélérer, la soumettre à des obstacles et à des frottements. Je crée des ouvertures et je passe dedans. Je plie des lignes pour pouvoir les déplier en changeant de direction. Je m’enroule sur moi-même en balayant un à un chaque point d’appui.
Je mène un combat incessant contre les réflexes et les mauvaises habitudes. Je me fixe des règles pour pouvoir les dépasser. J’élimine les schémas de pensée limitatifs. Je cherche à atteindre l’imprévisible. Car si je suis ce que je pense, je suis d’abord ce que je fais.

*footwork(s) (= passe-passes en français) : passage dansé au sol en break, consistant en des mouvements de jambes au sol en appui sur les mains, souvent complexes et intriqués. Mais aussi, littéralement : travail pédestre (en opposition avec le travail manuel, axé sur la production).
*variantes : différentes manières d’effectuer un top rock, un passe-passe, un freeze ou une phase de base.


Cercle *

Toute forme de cercle doit subir la Grande Opération* avant d’être intégrée à la structure. Car si le cercle roule, le carré, lui, peut être posé et rangé avec une densité d’accumulation optimale. Or mon concept de l’architecture et de l’objet favorise l’idée de rangement et n’utilise le cercle que pour la transformation, mécanique ou thermodynamique : les roues, les disques et les billes des stylos déroulent des kilomètres, des données et de l’encre ; les canalisations, les plaques chauffantes et les ampoules électriques ont la forme des réactions physiques qui s’y déroulent. Pour la construction de ma civilisation, les cercles de matière inerte sont taillés en carré, tandis que ceux dont la forme sert à reproduire le vivant sont casés dans l’ensemble.
A l’heure où l’arbre réduit en cube est exclu de la classe des vivants, je m’extirpe de la liste des matériaux à formater par la dynamique de mon mouvement. Ma case étant dressée autour de moi et non dans moi, je garde la liberté de rotation qui me rattache au cycle de la nature.
Mais je refuse de me borner à la simple rotation. Pour contrecarrer mon enceinte et arracher ma cage à la translation, je danse dans un cercle, où la révolution naturelle redevient possible.

*Grande Opération : référence à « Nous Autres » (E. Zamiatine), où la Grande Opération est une forme de lobotomie.
*cercle (= Cypher en anglais) : les cercles originels du hip-hop se formaient dans des soirées (“block parties”) où l’on écoutait les breakbeats joués par un DJ. Aujourd’hui encore, au sein de personnes assemblées dans les soirées, entraînements ou battles, un cercle s’ouvre autour d’un danseur, puis les danseurs y entrent tour à tour pour y danser.


Headspin

Je vis dans un parc d’attractions. Pour ne pas oublier la notion de direction, j’axe ma gravitation autour de mes propres lignes. Backspin, shoulderspin, headspin, nineteen-ninety, sixteen, handglide, scorpion, envolée, valse, coupole, couronne, thomas, vrille coudes, vrille… J’invente de multiples combinaisons de phases* pour m’envoler, toutes remarquables et convoitées.
En choisissant de tourner sur la tête, je refuse de me laisser étourdir. Je dépasse les enseignes étincelantes sans me sentir attirée. A force de travailler la rotation, je développe mon sens de l’orientation. Je connais la ville par ses rues, et non par ses manèges.

*phases : (= power moves en anglais) : figures dynamiques de rotation en break. Les phases principales en break sont listées dans le texte ci-dessus (les appellations peuvent varier d’une région à l’autre). Les danseurs exécutent souvent plusieurs phases les unes à la suite des autres dans le même enchaînement. Les danseurs spécialisés en phases sont appelés “phaseurs”. Les danseurs utilisent aussi parfois le mot “phase” pour parler de leur dernière trouvaille technique.


Couronne *

Les coulées de béton enveloppant la terre me coupent de mon élément d’origine. A force de fouler le territoire des véhicules rapides, je me sens exclue et inadaptée. Chaque couche supplémentaire entre mon corps et le sol me pousse vers le haut, hors de ma terre mère.
Pour m’opposer à cette désolidarisation forcée des deux seules choses au monde qui sont toujours à ma portée, je cherche à rentrer dans le sol en dansant. Sur le beat, chacun de mes pas de préparation* ou de passe-passes* s’enfonce profondément vers le bas. En confiant ainsi tout mon poids au sol, je gagne le support de la terre entière, et la force d’exécuter des figures royales.
Après quelques pas de préparation à la communion avec le sol, je descends en mon royaume pour accomplir le rituel. Finalement, je m’incline pour dessiner au sol la circonférence de ma tête, la couronne.
Depuis ma prise de terre, aucune promesse de récompense ne peut plus me diriger, car ma couronne est toujours à mes pieds.

*couronne : phase de break proche de la coupole, où l’on repousse le sol avec la main afin de glisser sur l’arrière de la tête en tournant.
*pas de préparation (= top rocks en anglais) : mouvements dansés debout précédant un passage au sol en break. Le “top rock” est devenu une discipline à part entière de la danse hip-hop.
*passe-passes : passages dansés au sol en break, consistant en des mouvements de jambes au sol en appui sur les mains, souvent complexes et intriqués.


Battle *

Le système administre à mon organisme les stimulants destinés à provoquer artificiellement la sécrétion des hormones dont la fabrication n’est plus garantie par mon activité. Pause-café, actualités, films d’action et jeux vidéo, chaque dose contribue à la survie de mon flux vital en mode de veille et garantit la continuité de ma collaboration passive.
Mais la prise répétitive de drogues de simulation altère mon sens des responsabilités. Pour entrer pleinement dans la réalité de ma situation, j’affronte des adversaires en battle. J’expose ma démonstration au jugement, et rends directement observable la chaîne de conséquences de mes actions.
Je danse en contre-addiction aux stimulants externes de ma production endocrine. La mobilisation de mes forces n’est pas au service de l’état dans lequel on me met.

*battle : Les battles (ou défis) sont des concours d’improvisation en danse hip-hop, en solo ou en groupe, au cours desquels les adversaires dansent tour à tour les uns face aux autres. A l’origine, les battles étaient des évènements informels et se déroulaient dans ces cercles, au milieu d’autres danseurs. Il existe aujourd’hui de nombreux évènements donnant en spectacle des battles sur scène, avec un jury.


Baggy *

La ville est faite pour mes vêtements. Une couche élastique sous mes pieds me permet de conserver une souplesse localisée. Les immeubles sont trop grands ; je porte des vêtements larges, à la taille de l’ego que je dois fabriquer.
Je pense par l’obstacle. Le bruit du tissu qui se froisse contient la mémoire de mes mouvements. Son poids sur ma peau m’aide à ressentir la gravité pour mieux la manipuler. Je crée des angles, des frottements, je plie et je froisse.
J’optimise mon attitude par la maîtrise de mon attirail. Je défie les structures qui me surplombent de me destituer. Je déforme mon image pour préserver l’existence d’anomalies dans le paysage.

*baggy : vêtements larges.


Rap

Je mène une vie rapide et mouvementée. Je ne suspens mon activité que par nécessité de me faire véhiculer. C’est grâce à l’éloignement que je vois le temps passer.
Les échos métalliques m’enveloppent. Le rythme des rails redonne un cours à mes pensées. Les sifflements mettent à l’épreuve ma concentration. Les objets éclairés défilent comme des notes sur leur portée musicale. Les mélodies reviennent en boucle. Mes pensées, quand elles sont assez fortes pour être articulées, s’appellent rap.


Jingle

Mon beat vient de la galère. Il me rattache au mouvement d’une lointaine armée en marche. Le casque enfoncé sur les oreilles, j’avance au pas militaire.
A l’horizon, la croissance verticale submerge l’expédition. Etouffée par la vague, la cadence ralentit et m’apaise. Des boucles d’échantillons mélodiques faciles à identifier s’engluent dans ma mémoire. J’assimile avec elles les slogans qui me prescrivent les éléments du prestige officiel. Bling-bling : j’entends sonner les jingles de la nouvelle campagne publicitaire.


Fresh

Mon mouvement bouleverse les images mentales stagnantes. Depuis que mon style de vie n’utilise qu’une fraction des possibilités physiques de mon corps, j’honore ma nature humaine en développant le mouvement inutile. Je déploie ma silhouette au-delà des postures dérivées de la parade sociale. Je compose ma danse à partir de formes qui n’ont aucun sens dans la vie courante.
Alors que tout mouvement utile tend vers une figure idéale, l’optimisation de ma danse dépend uniquement des contraintes que je choisis de lui appliquer. Pour ne pas produire en esclave d’une somme d’images accumulée, je cherche à définir les principes qui m’animent. J’analyse les constantes auxquelles mon corps se soumet pour bouger et leur applique mes propres valeurs. J’établis mon style en en sélectionnant moi-même les proportions.
Par ma mise en équation, je rends le rôle principal à ma liberté d’esprit. Ma représentation graphique est plus qu’une simple droite dérivée de ma fonction dans la société.


Egotrip *

Les objets tentent d’envahir ma vie. Depuis que mon corps s’est arrêté de grandir, je suis poussée à poursuivre ma croissance par l’achat d’extensions : une voiture pour mes pieds, un écran pour mes yeux, un disque dur pour mon cerveau.
Au milieu de l’atrophie générale, j’élabore ma propre technologie. Mon corps est ma matière première, et ma croissance est égoïste. Mon pouvoir ne peut pas m’être retiré, car je le transporte en moi-même.
Sans les objets, je suis encore quelqu’un.
*egotrip : thème récurrent en rap, où le MC vante sa supériorité (ici, référence au breaker qui concentre ses efforts sur sa danse).


Free style ! *

Avoir du style c’est savoir prendre position. Je fais valoir ma géométrie d’expression pour désigner les composantes du délire par lequel j’entre en vibration. Le dos recourbé à l’image d’un boxeur en garde, les membres pliés en angles aigus comme ceux d’un félin prêt à bondir, les pieds fléchis comme des armes pour trancher, les hanches mises en avant pour afficher la nonchalance de mon attitude, les mains à la casquette pour intégrer l’accessoire à ma tenue, je tourne en décision les connotations culturelles et animales du patrimoine.
Au-delà de l’héritage, je cherche à libérer mon histoire des associations d’idées d’autrui, afin de mieux me la raconter. J’absorbe les objets connus dans l’ambiance que je proclame mienne. Je joue à défigurer la matière. Je prône la transformation. Je danse les idées.
*”free style!” = “libérez le style!”. Jeu de mots avec le terme “freestyle” (= improvisation).
*freestyle : le freestyle, ou improvisation, constitue le fondement de la pratique du danseur hip-hop. A l’entraînement, en battle, en soirée, en spectacle ou en show de rue, de nombreux cadres y sont propices.


Freeze-tie *

De l’ascenseur au véhicule à l’escalator, je voyage par changement de référentiel. L’habitude d’adopter plusieurs points de vue à la fois me permet de m’évader de ma réalité. Je quitte volontiers mon corps pour un écran, une image, un souvenir. Je suis régulièrement en vacance.
Pour me concentrer, je me fixe un rôle à jouer. Je compose des freezes* pour mettre en valeurs le personnage qui me permet de maintenir l’équilibre. A l’envers ou sur une main, les jambes croisées nonchalamment malgré les renversements de sa situation, je traverse dans sa peau des systèmes de coordonnées mystérieux, marquant une multitude de points dans des dimensions indéfinies.
Ces repères désignés, j’organise mes axes pour danser. J’applique la force centrifuge pour décoller en phases*, et multiplie les changements de référentiels pour surprendre en passe-passes*. Je ne contemple les idées fixes que pour formuler autour d’elles des principes organiques.
*freeze-tie = (littéralement) lien aux freezes. Jeu de mots avec le terme “freestyle” (= improvisation).
*freeze (= “position gelée”) : pose acrobatique ou posture d’attitude, venant ponctuer un enchaînement de break.
*phases : (= power moves en anglais) : figures dynamiques de rotation en break.
*passe-passes : passages dansés au sol en break, consistant en des mouvements de jambes au sol en appui sur les mains, souvent complexes et intriqués.


1996 *

Je travaille à la perpétuation du délit collectif, en échange d’une case à l’abri de la planète sauvage. Je me place sous la protection de ce qui pousse le plus haut, le béton. La science sauvera le monde.
Sur des notes d’amertume, j’entends témoigner sur l’état des lieux qui m’ont été légués. Les mots se posent sur des boucles* pour que le temps s’arrête ou se retourne.
Je puise ma nostalgie dans les souvenirs des temps passés par les générations précédentes. Mon pouls sonne comme le bruit d’une horloge subtilement déréglée, heurtée par des aiguilles dans un bruit de verre cassé. Ma musique contient la mémoire d’émotions qui auraient pu m’animer.
1996 : j’attends la fin de l’année pour être majeure et commencer à songer à la vie active.
*1996 : hommage au cru 1996 de rap conscient, pessimiste et moralisateur. Référence à « 1984 » de George Orwell.
*boucles = boucles musicales ou samples (= “échantillon”, “échantillonnage”) : technique musicale à la base des breakbeats et de la musique hip-hop, consistant à jouer en boucle des parties de morceaux préexistants.


Knee drop *

Terre-ferme et pelouses interdites, ma nourriture est enfermée et payante. La force de mon pouvoir d’achat me garantit une place parmi les chefs de l’état de la chaîne alimentaire. Je maintiens ma suprématie en cautionnant le déploiement de règles dans un territoire.
L’environnement direct ne réagissant pas à mon existence, je suis avide d’interaction. Projetant mon corps au sol par un violent coup-de-pied par derrière, je tombe à genoux croisés dans le monde du dessous. M’abaissant volontairement au niveau animal, je me mets en situation de confrontation directe à mains nues.
Je plante un pied dans le sol pour préparer l’extension de mes membres dans le volume à défendre. Je parade une menaçante artillerie d’appuis impressionnants, défiant quiconque d’envahir mon espace vital. Je projette mon corps sauvagement dans des trajectoires indécryptables à l’œil nu.
Je suis déchue de la hauteur du genou. J’aspire au prochain règne de la jungle.
*knee drop (= pied cassé en français). Pas de base en break, où le pied vient crocheter l’arrière du genou opposé pour se poser au sol, devant le genou.


Toucher *

Où que je suive, je justifie chaque voyage d’à-faire. Les pieds sur terre, je traverse la masse gazeuse en me heurtant aux outils et aux corps en déplacement. Aiguillée comme un engin, enserrée comme une matière, bousculée comme un obstacle et frôlée comme un mur, je suis poussée à moderniser ma composition. Je dois ne pas me rendre compte de mes sensations.
Lapidée par la ville et sa population, je me tourne vers le sol, abandonnant les trajectoires verticales saturées. Je me presse contre un vis-à-vis palpable, immense et constant. Les quatre doigts orientés vers l’extérieur, je me dresse sur la pointe du pouce en opposition pour planter mes racines. J’ouvre des pores sur tout mon corps pour rétablir le contact avec la force de réaction. Je pose mon empreinte au sol pour transformer le souvenir de chaque coup reçu en couples de forces engendrant rebonds, leviers et glissements.
Je prends tout mon sens à l’horizontale. Si le devoir me permet de me connaître par accident, pour éprouver la portée de tout mon être, il me faut toucher Terre.
*toucher : on dit d’un breaker qu’il a un bon ou un mauvais toucher, d’après ses passe-passes (observation relative à la position des mains, des pieds, à la délicatesse et au silence d’exécution qui en résultent.)


Freeze ! *

Tout bruit. Mon attention est soumise au choix. Faute de silence, je cherche la sérénité dans la musique. Je me laisse bercer par les associations de constructions mathématiques qui s’offrent à mon oreille.
Je soumets mon corps au jeu. J’augmente la musique par mes réactions. Je captive les regards en faisant entrer mon mouvement en cohérence avec l’univers sonore. Je vibre au centre d’un cercle de passivité.
Jouant de mon emprise, je m’immobilise soudainement, propulsant vers mon auditoire la masse d’énergie absorbée. Je m’arrête assez longtemps pour surprendre les corps à la sortie de l’inertie collective provoquée, marquant ma conscience de la situation.
Freeze ! Applaudissements, cris, gestes d’appréciation : saluez tous mon pouvoir d’immobilisation !
*freeze (= “position gelée”) : pose acrobatique ou posture d’attitude, venant ponctuer un enchaînement de break.


Treads *

Au pays des lois, on m’abrite dans des labyrinthes. Que je marche ou que je pense, l’horizon de mes possibilités est déjà divisé. Je ne peux aller tout droit que jusqu’au prochain mur. L’espace m’occupe.
J’obtiens mes résultats par frottements. Je m’agite à la poursuite d’objectifs fixés pour motiver mon agitation. J’évolue par chocs, redirigée à chaque rebondissement. Rien ne m’arrête. Je décris des trajectoires rapides et angulaires. J’optimise mes déplacements pour ne pas me laisser le temps d’oublier mes destinations.
Je suis à la recherche de sens.
*treads : style d’enchaînements en break, où l’on construit des formes à angles droits en combinant diverses parties du corps (jambes, bras, buste…). Comparable aux “tétris*” en danse debout. (“To tread” = marcher, parcourir.)


Danse urbaine *

Dans la masse turbulente des regards périphériques, je reçois et j’émets des signaux sans adresse. Traversée par les flux de communication entre les corps muets, je baigne dans le brouhaha d’usage. Main levée, doigt pointé, épaule recourbée, tête sur le côté, mâchoire déterminée, démarche affectée, allure accélérée, silhouette cintrée, regard à la dérobée, trajectoire calculée… Je bouillonne de signes intériorisés.
Mes actions n’expriment qu’une parcelle du vocabulaire corporel collectif. Je célèbre l’harmonie avec la ville en bousculant ma mémoire de ses habitants en un seul mouvement concentré et bruyant. Voici ma danse : bienvenue dans ma ville.
*danse(s) urbaine(s) : appellation désignant communément les danses de club (nées dans les boîtes de nuit, au gré de différents courants musicaux). Même si la plupart des danses hip-hop sont à la base des danses de club, les danseurs hip-hop utilisent l’appellation “danse hip-hop” et évitent ce terme.


Power moves *

Je vis en état de siège. La multitude construit autour de moi des édifices dangereusement rapprochés. Je suis attelée par instinct de conservation à entretenir ce qui ne bouge que pour mieux m’enfermer. Mon poids dans la machine en dilatation détermine la surface que je peux occuper. Naturellement inclinée à embrasser l’ensemble des espaces à ma portée, je résiste à l’immobilisation en précipitant mon corps dans des tourbillons. Je rétablis ma circulation en dirigeant l’énergie vers la périphérie. Je quitte le sol en phases* pour accéder à l’état fluide. Chaque tension supplémentaire appliquée à ma rotation me fait décoller vers de nouvelles dimensions. Je cultive mon pouvoir de transformation perpétuelle. Je suis une force de la nature.
*power moves = phases* : figures dynamiques de rotation en break.


Passe-passer *

Je ramène tout à moi-même. Je rattache lieux et objets à des souvenirs et à des impressions. Ma mémoire se dessine par states, elle affecte des données à des points de la sphère de mes pensées. La localisation de chaque information est dérivée des origines ayant servi à sa fixation.
Mon positionnement dans l’espace ou l’entrée d’une agitation dans mon champ de représentations anime mes points sensibles. Leur stimulation influence mon comportement proportionnellement à l’attachement que je leur porte. Chaque position mobilisée expose un peu de mon histoire.
Pour rester insaisissable, je convoque les images dans un ordre aléatoire, formant des associations inattendues. J’envoûte l’œil du spectateur en le défiant de suivre mes constructions. Je défie le temps et l’espace pour créer des illusions. Mes tours de passe-passes tournent bien plus qu’en ronds.
*passe-passer : faire des passe-passes (= footwork(s) en anglais), soit des passages dansés au sol en break, consistant en des mouvements de jambes au sol en appui sur les mains, souvent complexes et intriqués.


Rock *

J’adopte dans mon système de pensée tous les postulats figurant à la base des chaînes d’actions dans lesquelles je suis engagée. Par conséquent, en fonction des circonstances applicables, j’oscille entre des vérités opposées.
Sur le temps fort de la musique, j’incline le front vers le bas avec déférence. Sur le temps faible, je rejette le buste vers l’arrière, la tête haute. J’exerce mon intelligence à une gymnastique constante de va-et-vient entre les bornes. Je hoche la tête inlassablement pour secouer les idées et les empêcher de se fixer durablement.
Ma danse s’établit dans ce balancement perpétuel. Mes appuis s’ancrent au sol mouvant. J’accompagne les variations énergiques, mais régulières, de la musique qui soutient mon dérèglement. Je rocke en mesure.
*rock : le rock, appelé aussi bounce ou jack selon les différentes esthétiques hip-hop, est un mouvement rythmique de rebond qui donne leur style et leur fondement à tous les mouvements de danse hip-hop. Il est différent pour chacune de ces esthétiques, par son énergie, sa rythmique, ses formes et son style.